Hélène Bard

Écrivaine  ●  réviseure linguistique et stylistique  ​●  Mentore littéraire

La guerre — 2 décembre 2015

C’est la guerre, ici. Ce qu’il me reste de toi, lui dont je rêve, j’y touche à peine. Il n’y a plus de temps pour ça, il n’y a plus de temps pour l’idolâtrie, les fantasmes et les relectures. Je mange dans les cris, mal assise, inconfortable, dans l’attente de quelque chose de terrible, des déversements, des déplacements, des accidents. Je n’ai plus le temps de déplier les quelques souvenirs que j’ai conservés de toi, mon lecteur idéal, de me remémorer ton visage, de prononcer ton nom dans ma tête, de l’étirer dans l’inconstance, de l’échapper dans la nuit. Je n’ai plus de temps pour ça. Je n’ai plus de temps pour moi.

Tout ce que je veux, c’est dormir. Dormir tellement longtemps. Et quand tu arrives dans mes songes, que tu t’imposes, là, devant moi dans la rue, c’est un autre dérangement. Je suis obligée de crier ton nom pour que tu te retournes. Et de dire hasard. Et comme si ça ne suffisait pas, tu te vois obligé de répondre destin. En souriant. Ça n’existe pas. C’est n’importe quoi. Va-t’en, ne me dérange plus quand je dors. Ne me fais plus entendre ta voix rauque, râlée, venant d’un endroit où tu as peur, en toi. Un endroit où tu es faible, surpris. Ne me parle plus avec ce serrement qui trahit une oppression dans la gorge, qui fait remonter ta tête, qui cherche à cacher ton émoi. Va-t’en. Ne te retourne plus la prochaine fois. Que je ne te vois plus. Que je ne t’entende plus. Que je n’attrape plus ton regard de tueur de masse.

Je me suis assise sur ma paillasse et me suis demandé qui avait hurlé dans la nuit. Un enfant, peut-être. Un autre cauchemar. Les monstres, encore les monstres. Les fantômes circulent mieux quand la lune a disparu. C’était peut-être dans ma tête. Comme tout le reste, d’ailleurs. Le silence s’étirait dans la nuit de décembre, froide. Plus rien. Je me suis roulée en boule comme une chienne sur un coussin trop petit. Le nez dans mes mains jointes. Je me suis rendormie, me suis retrouvée dans ta chambre, couchée sur ton lit, lovée dans tes draps bruns. J’arrivais à toucher le plafond, trop bas, à quelques pouces de moi. Sur celui-ci, tu avais collé un livre dont j’ai tourné les pages. J’ai commencé par la fin. J’ai vu apparaître une image qui ne représentait rien, un fond orangé et des traits plus pâles, jaunâtres, sillonnant le papier de haut en bas. Et j’ai pensé : « il lit le livre à l’envers ». C’est absurde.

Ici, il n’y a plus de temps pour les énigmes. Les violents corps à corps. Il ne reste rien pour le petit peu de soi qui quémande un orgasme. Ça n’existe plus. Et quand, au matin, je me retrouve cassée d’avoir entendu ta voix qui s’était évanouie dans les mots inutiles, la musique has been et les kilomètres parcourus, je me demande où sont allés ces instants à tenter de comprendre, ces questions que j’ai posées et auxquelles personne n’a répondu.

J’ai relu quelques lignes, quelques-unes de mes pages, de ces possibles réponses, entre les demandes formulées, les repas à préparer, les déplacements, la boue, la distance, la terre, les morts, les cendres. J’ai surmonté quelques cadavres. J’ai déterré quelques racines auxquelles j’ai pu m’accrocher, m’abreuver, me nourrir. Respirer. Quelques filasses qui m’ont conduite à ta résurrection, à toi qui avais lancé sa voix dans ma tête. À toi qui avais répondu destin. J’ai relu ces pages sur lesquelles j’ai écrit je t’aime en milliers de mots différents, et que tu n’as même pas lus. Ces mots que j’avais arrachés, choisis, crachés, qui ne venaient pas d’un geste, ni de la proximité, ni de ma maladresse. Ces mots, tu les as fait suivre d’un silence de deuil, un silence de sanctuaire, un silence de cimetière.

Ça n’existe pas, le destin. Ici, c’est la survie, celle qui nous fait oublier l’idée du suicide, qui nous enlève nos lendemains. Ici, c’est la guerre. Il n’y a plus de place pour tes mystères, tes aveux, tes lettres mortes. Mais tout ça me manque tellement.

J’ai refermé le livre. Je ne sais pas comment il commence. On ne peut pas écrire le récit d’une femme qui attend un homme de mots, de dictionnaires, de papier bible, fragile comme une histoire, certain comme une définition, vivant et éternel comme la langue, sombre comme une parole silencieuse. Les filles ne rêvent pas de ça. Elles rêvent de baisers langoureux, de robes à froufrous, de tresses françaises. Pas moi. Je veux dormir. Faire cesser la guerre quelques heures. Je ne veux pas rêver. Je n’ai plus le temps de rêver. Je n’ai plus le temps de reconstruire mes pourquoi.

Mais j’aurais le temps de te lire si tu m’écrivais.


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