Les autres — 17 juin 2016
« Les autres, que je déteste tant aujourd’hui. » C’est ce que tu avais dit. La phrase roule en boucle dans ma tête. Jour après jour. Play, rewind, play, à l’ancienne, avec nos cassettes TDK et nos magnétoscopes VHS. « Les autres, que je déteste tant aujourd’hui. » Play, rewind, play : « Les autres, que je déteste tant aujourd’hui. » Depuis des années. Des milliards de fois.
Je sais, maintenant. Je comprends. Je suis l’autre. Et tu me détestes.
Moi, les autres, je ne les déteste pas. Je ne suis pas faite de haine et d’animosité. Je suis faite de questions, d’observations et de mains tendues. Mais malgré cela, les autres, je ne les comprends pas. Je pourrais donc t’écrire : « Les autres, que je ne perce pas. » Et ce serait de toi aussi qu’il est question, de toi, que je n’ai jamais mis au jour. Qui ne s’est pas laissé découvrir. Qui s’est défilé.
Les autres, dont tu fais partie, avec leurs phrases toutes faites, leurs mensonges sociaux, leurs odeurs sociales, leurs peignures sociales, leur allure sociale, leur « oui, oui, t’as raison », caché derrière un visage menteur. Les autres, avec leur belle image léchée, leurs beaux enfants bien peignés, bien habillés, silencieux, en photo, qui ne rouspètent pas, fixés dans l’instant, sourire aux lèvres, ballon de soccer à la main, méritas à la main, année scolaire terminée. Les « papa, je t’aime », les premiers mots, les premiers pas. C’est beau, c’est émouvant. C’est ostentatoire, c’est frustrant. C’est faux.
Hier, au salon de coiffure, parce qu’il faut bien sortir de son « antre », parce qu’il faut bien sortir de sa « caverne », croiser les autres, j’ai croisé Linda. Onze heures trente, déjà saoule, avec son odeur de scotch qui se dégage à des mètres à la ronde. Avec sa sacoche ouverte pleine de pots de pilules. Qui s’est trompée d’heure de rendez-vous. Qui me fait attendre. Elle se lève de la chaise de coiffeuse, penchée par en avant, perchée sur ses talons trop hauts, elle a du mal à se tenir droite, comme si elle allait planter au moindre coup de vent. Mais tout le monde fait semblant qu’elle est à jeun. Personne ne lui dit « va te coucher », « va te faire soigner ».
Linda, dont la coiffeuse séchait les cheveux avec une grosse brosse ronde. Linda, qui a dit, malgré sa bouche empâtée : « C’est pas qu’elle est une mauvaise mère, mais les détails, a l’a pas. » Sûre d’elle. Sur le ton de la condamnation.
C’est ce matin qu’elle lance sa millième pierre. Elle est sans péché, personne n’a remarqué son état. Elle pointe encore l’autre du doigt pour ne pas être vue. Pour passer inaperçue. Pour que tous les autres regardent ailleurs, mais ne voient pas qu’elle a trop bu. Elle peut dérober le mensonge au présent pendant que les autres cherchent une chimère. J’ai envie de lui dire : « vous êtes nue et tout le monde fait semblant que vous êtes habillée ». Mais elle ne veut pas le savoir. Elle a beurré son image. Elle a fait coiffer ses cheveux. Elle a maquillé ses paupières, ses joues, ses lèvres. Elle sort ses clés de son sac à main griffé, elle conduira sa voiture de luxe dans le quartier où grandissent mes enfants, à l’heure où ils sortent de l’école, et personne ne parlera. Les autres ne diront rien.
Je baisse les yeux. J’ai appris à garder le silence. À coups de rejets et d’exclusion. À coups d’incompréhension et d’intolérance. Je n’ai pas de pierre à lancer. Je n’ai pas de jugement à porter. Je ne suis pas une mère au détail. Je suis une mère qui laisse ses enfants jouer dans la boue. Une mère qui ne se soucie pas de ce que les autres pensent. Une mère erreur, une Linda qui a déjà bu au réveil. Une femme qui aurait dû en finir là, en entendant cette phrase, cette phrase qui roule en boucle dans ma tête depuis des années : « Les autres, que je déteste tant aujourd’hui. » J’aurais dû comprendre à ce moment-là que toi aussi, comme eux, tu savais mentir.
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